Posted by on 12 juin 2013 in Presse |

A l’époque des biotechnologies modernes, l’homme est capable non seulement de modifier le vivant, mais encore de fabriquer des morceaux de vivant artificiel, comme des virus, des fragments d’ADN ou des génomes de bactéries. La « biologie de synthèse » est ainsi en plein développement dans les laboratoires, surtout depuis qu’elle opère à l’échelle du nanomètre, bénéficiant alors de la « convergence » entre nanotechnologies, biotechnologies et technologies de l’information. Les applications, en médecine notamment, sont prometteuses.

René Magritte, autoportrait, 1965

Ces « technosciences » d’aujourd’hui modèlent notre rapport à la nature, au monde et à nous-mêmes. Au-delà des études nécessaires du classique rapport bénéfices-risques, ces nouvelles nano-biotechnologies posent de nombreuses questions éthiques, notamment en termes de buts poursuivis, de relation au vivant et à la vie, de représentation de la nature et de place de l’homme dans celle-ci. Autant de questionnements à la croisée des sciences biologiques et de la philosophie.

Quelle éthique pour la biologie de synthèse ?

« L’éthique est le mouvement même de la liberté qui cherche une vie bonne, dans la sollicitude envers autrui et dans un juste usage des institutions sociales » (P. Ricœur dans Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990). Les différents niveaux du questionnement éthique relatif au développement des nouvelles nano-biotechnologies sont les suivants :

1. Rapport bénéfices/risques : « biosécurité » et « biosureté » par exemple, avec notamment les problèmes de confinement et l’étude la robustesse des produits.

2. Éthique des risques : principes responsabilité /précaution. Ainsi pour Hans Jonas : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (Le Principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf 1997).

3. Les buts poursuivis : exemple de la différence entre « l’homme réparé et l’homme augmenté » (l’homme 2.0) grâce aux nano-biotechnologies, avec toutes les questions sur le sens de l’homme que cela pose. Se retrouve ici l’habituelle et redoutable question de la limite, jusqu’aux visées transhumanistes. Le but avoué des nouvelles technologies du vivant est de repousser les limites de l’humain, ce qui n’est pas nouveau en soi dans l’histoire. Mais jusqu’où « surpasser les limites humaines » et à quel prix ? Est-ce pour une humanisation ou est-ce une fuite devant la finitude humaine, un déni de la mort et de la contingence de l’homme ? C’est justement sur le « pouvoir d’être soi-même » que le philosophe J. Habermas va discuter et terme d’impact des biotechnologies (L’avenir de la nature humaine, vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2002). Les biotechnologies appliquées au vivant humain peuvent empiéter sur les fondements somatiques de la relation à soi : actes « chosifiant » qui affectent à la fois le pouvoir que nous avons d’être nous-mêmes et notre relation à autrui.

Enfin, la biologie synthétique entend fabriquer de nouveaux êtres vivants dans le cadre d’un processus contrôlé et ensuite maîtriser leurs fonctions. Comment juger de ce projet sous l’angle éthique ?

4. Le rapport au vivant et à la vie. La biologie de synthèse remet en question nos repères entre le naturel et l’artificiel, entre le vivant et l’inanimé et interroge nos responsabilités dans la génération de nouveaux êtres biologiques. Le vivant sera-t-il fonctionnalisé, « chosifié » dans une vision « utilitariste »? Une certaine vision de la performance est ici soumise à la critique. La vie vaut-elle le coup d’être vécue selon les fonctionnalités/performances du vivant ? « Qu’est-ce que la vie » et comment la respecter si elle apparaît comme un artéfact, surgissant d’une construction de l’homme ? La vie pourrait-elle alors ressembler à un « jeu » (le « jeu des possibles »), comme on joue au Légo ?

5. La différence entre la vie et les fonctions du vivant (du vivant au vécu) : les fonctionnalités du vivant doivent être distinguées (même si elles leur sont liées) de l’exercice de ces fonctions dans le vécu conscientisé en partie pour l’homme. Ainsi l’exprime le philosophe Michel Henry (C’est moi la vérité, Paris, Seuil, 1996) : la vie d’un point de vue phénoménologique est ce qui possède la faculté et le pouvoir de « se sentir et de s’éprouver soi-même en tout point de l’être ». La vie est invisible, elle s’éprouve comme « passage toujours recommencé de la souffrance à la joie ». La vie se sent et s’éprouve elle-même dans son intériorité invisible et dans son immanence radicale. Ce « pouvoir de sentir » correspond à l’expérience du « fait d’être soi » qui se traduit chez Michel Henry par le fait d’être un Soi. La vie est ainsi le mouvement invisible et incessant de venir à soi, de s’accroître de soi…

L’éthique n’est pas là pour freiner le développement des sciences et techniques mais pour aider à discerner ce qui va dans le sens de l’humain et rendre ainsi plus performantes les technologies modernes. Le défi de notre époque est la fondation d’un nécessaire équilibre entre le progrès des différentes sphères scientifique, technique, éthique, culturelle, sociale, économique et politique. Il s’agit de proposer une posture éducative qui allie « bienveillance et vigilance éthique » à l’égard de la bio-ingénierie d’aujourd’hui, tout en poursuivant le couplage entre recherche biotechnologique et questionnement éthique.

Par Thierry Magnin, physicien, professeur des universités, Lauréat de l’académie des sciences, Huffigtonpost